Une impasse intuitive
Une impasse intuitive : (L'histoire du 8 de pique) - Chapitre 14
Traduit par Marie DepelsMaker
Cette histoire se déroule dans un salon où un monsieur et sept dames jouent au bridge. En fait, l’épouse de ce gentleman avait organisé une partie entre huit dames. Malheureusement, l’une d’entre elles avait fait faux bond à la dernière minute. L’hôtesse avait alors téléphoné à son mari : “ Il y aura une table au lieu de deux ” gémit-elle, “ et même si je ne joue pas, deux autres de mes amies devront rester assises sans jouer. Si tu n’es pas trop occupé, pourrais-tu être un amour et prendre ton après-midi pour sauver ma partie ? ”
C’est ainsi qu’il se retrouva être le seul “ homme ” à une table. Comment cela se passa-t-il ? Il s’imaginait que quand les femmes se réunissaient pour une partie entre ladies, elles jouaient peu et discutaient surtout de toilettes et bavardaient des uns et des autres. Il se rendit vite compte qu’il se trompait.
Il regarda la partenaire qui lui avait été dévolue : c’était une jeune dame d’une vingtaine d’années, soigneusement vêtue, très attirante et sophistiquée et qui, plus est, semblait très efficace.
Ses adversaires étaient sensiblement plus âgées et moins attirantes. Cependant, ce qui paraissait le plus important pour les trois, c’était le bridge.
Sa partenaire, en Sud, ouvrit les enchères de
1 Trèfle* :
*1SA=12-14H
Ouest intervint instantanément à Cœur. Nord réfléchit un moment et ensuite posa l’enchère de 2SA. Est passa et Sud, tout à fait au hasard, déclara le petit chelem en Trèfle.
Est contra et Sud surcontra promptement. Ouest entama du 10 de Pique, et Nord étala ses cartes, se sentant plutôt désorienté par tant de rapidité d’action chez sa jolie partenaire.
Le jeu se déroula à la même cadence effrénée. Le 10, le Valet, la Dame et l’As de Sud qui réalisa la levée. La déclarante avança un Carreau et comme Ouest laissait passer, elle persista dans cette couleur. Cette fois Ouest prit et craignant que Sud n’ait un Cœur perdant qu’elle pourrait défausser sur un Carreau, elle revint du 10 de Cœur. Ma jeune partenaire fit finement l’impasse en plaçant le Valet du mort. Elle joua le 10 d’atout et le laissa passer quand Est mit petit. Ensuite le 9 d’atout fut joué et comme Ouest défaussait un Cœur, calmement, mon associée se fit la remarque: “ Hum, la distribution des atouts est vraiment mauvaise ! ”
Alors, pour la première fois, elle fit une pause et réfléchit à la suite des opérations. Elle n’hésita pas longtemps.
Après quelques minutes je vis un léger sourire fleurir sur ses lèvres. D’un rapide mouvement, elle encaissa les deux Carreaux du mort, défaussant son As de Cœur et son dernier petit Cœur. La position était maintenant la suivante :
Le Roi de Cœur du mort fut avancé et maintenant c’était à Est d’hésiter. Elle voyait, avec horreur, que si elle défaussait un Pique, le Roi de Pique serait ensuite encaissé la laissant avec trois atouts devant les trois atouts
maîtres du déclarant. Elle coupa donc d’un petit surcoupé du Valet. Sud encaissa le Roi de Trèfle, Ouest et le mort défaussant un Cœur.
Maintenant, Sud joua l’As d’atout et c’est Ouest qui fut mis sous pression. Comme sa partenaire n’avait plus de Cœur, elle ne pouvait pas se séparer de son dernier Cœur. Donc, elle défaussa un Pique et de ce fait Sud écarta un Cœur du mort. Ensuite, Sud joua petit Pique pour le 9 d’Ouest et le Roi de Nord, je devins maître et fis la dernière levée. Tout ce que ma partenaire avait perdu était l’As de Carreau. Elle s’appuya sur le dos de sa chaise le regard tranquille, triomphante. L’homme la regardait avec étonnement.
“ Merveilleusement joué ”dit-il.
“ Mais dites-moi une chose : au moment où vous avez fait l’impasse Cœur, il semblait totalement inutile d’agir de la sorte. Pourtant vous avez joué le Valet, mais vous avez joué trop vite pour avoir analysé le problème. Avez-vous réalisé que le contrat ne pouvait réussir sans cette impasse ? ”
Elle rit légèrement. “ Non ” répondit-elle, “ pas à ce moment. Je savais que c’était bien d’avoir autant de rentrées que possible au mort. Ainsi j’ai pu contrarier Est en défaussant mes deux Cœurs. Je sentais que je devais essayer."
“ Un récit divertissant” intervint le Valet de Pique. Il ajouta d’un ton légèrement sarcastique “ mais il est malheureux que l’intuition d’Ouest ne lui ai pas suggéré d’entamer Cœur, malgré le contre d’Est, car alors Sud n’aurait pas pu éviter de perdre l’As de Carreau et une coupe en Cœur. ”
Le 8 de Pique allait répliquer vertement quand on entendit le 6, son frère, éclater de rire. Tout le petit peuple le regarda. Il s’arrêta aussitôt.
“ Désolé ” dit-il, “ mais tout ce bavardage à propos d’esprit d’analyse ou d’intuition me rappelle ce qui est arrivé à l’ami du professeur Hardacre qui vint un jour jouer dans ce club.
C’était vraiment amusant. ”
“ Raconte-nous ”dis-je
“ Très bien, Maître Robert”, répondit-il, ”vous savez comme les secrétaires de cercles sont toujours à la hauteur et ont beaucoup de tact. C’est la seule fois où j’ai vu… ”
Un secrétaire déconcerté
Un secrétaire déconcerté : (L'histoire du 6 de pique) - Chapitre 15
Traduit par Marie DepelsMaker
Le dîner était pratiquement terminé et le secrétaire du club se promenait dans la salle de bridge afin de vérifier si tout était en ordre pour le tournoi du soir quand un membre vint lui annoncer qu’un visiteur le demandait à l’entrée.
“ Faites-le entrer ” dit le secrétaire.
Un grand homme entra. Il devait avoir une trentaine d’années, mais c’était quelqu’un dont il était difficile d’estimer l’âge à 10 ans près. Il affichait un visage solennel et sec mais avait des manières simples. Comme son ami, le professeur Hardacre, il était compétent dans certains domaines mais futile dans d’autres. Il déclara qu’il était chargé de cours et confé- rencier en logique et statistique à l’université, et que le professeur Hardacre lui avait recommandé ce club de bridge. Il demanda s’il pouvait jouer.
“ Certainement ” répondit le secrétaire . “
Nous allons commencer dans un moment et vous pouvez vous joindre à nous avec plaisir. Jouez-vous souvent au bridge? ” “ Je n’ai jamais joué de ma vie ” répondit le postulant. “Le professeur Hardacre aime beaucoup ce jeu et je voudrais savoir si cela me plairait aussi. Il m’a prêté un livre, un des meilleurs m’a-t-il dit. J’ai étudié et maintenant je voudrais jouer une donne ou deux pour voir si ce passe-temps me séduirait. ”
Le secrétaire était abasourdi. “
Je crains dans ce cas de ne pas pouvoir vous laisser jouer ce soir. Je suis sincèrement désolé, mais, vous voyez, le niveau de jeu de nos membres est assez élevé. Ce n’est pas du tout la place d’un débutant. Je vous suggère de demander au professeur Hardacre de vous aménager une partie en privé afin de vous entraîner. ”
“ Ma i s ” rétorqua l e conférencier surpris , “ J’ai tout lu sur le sujet et cela semble un jeu plutôt facile. Laissez-moi jouer une donne. Vous pourrez me regarder faire et si vous pensez que je ne suis pas à la hauteur, j’arrêterai le jeu aussitôt. ”
Au début, le secrétaire était plutôt inflexible mais l’orateur semblait si désappointé que lorsque les trois premiers membres entrèrent, il leur expliqua la situation. Ils acceptèrent de bonne grâce de jouer une donne avec le conférencier.
Il se retrouva en Est, le secrétaire assis derrière lui en Sud.
Voici la première donne que le novice distribua :
Les enchères furent les suivantes :
*5 cartes à et une mineure au moins 4ème
Ouest entama du 3 de Carreau (en 4ème meilleure). Le Roi du mort fut joué et Est le prit de l’As. Il regarda intensément le mort, jeta un coup d’œil à sa main ; ensuite il propulsa sa tête en arrière et regarda le plafond. Les trois autres joueurs l’observaient avec amusement tandis que le visage du secrétaire devenait de plus en plus cramoisi. Alors, à mon étonnement, il baissa les yeux sur ses cartes et me saisit, moi le 6 de Pique, et me plaça sur la table.
Instantanément le secrétaire bondit.
“ Je suis réellement désolé ” dit-il fermement” mais je dois arrêter le jeu comme vous avez accepté que je le décide. Je ne peux permettre que de telles erreurs continuent et
que ces messieurs perdent leur temps. ”
“ Ai-je mal joué? ” s’enquit le conférencier.
“ Vous avez seulement joué dans une fourchette majeure, sous votre Roi bien placé ” objecta le secrétaire.
Le fautif sursauta et persista “ mais c’est le seul retour qui- ….”
“ J e s u i s d é s o l é ” l ’ i n t e r r o m p i t l e secrétaire, “ mais je vous avais averti que cela pouvait arriver. Vous devez accepter ma décision.”
“ Oh, je l’accepte ” se hâta d’articuler l’étranger en se levant. “ Mais j’aimerais savoir où je me suis trompé, je pense-…”
“ Peu importe ” dit le secrétaire qui redoutait une scène. “ Venez avec moi dans mon bureau et expliquez votre raisonnement. ”
“ Certainement” répliqua l’autre distraitement en s’emparant des cartes du mort et de la levée. “ Mais d’abord puis-je avoir vos cartes messieurs ? ”
Songeurs, ils lui donnèrent leurs cartes. Il les remercia, les salua courtoisement et suivit le secrétaire dans son bureau. Là, le factotum continua à s’excuser. Mais le conférencier ne l’écoutait pas. Il plaçait les quatre mains sur le bureau. Il se tourna vers lui et dit calmement :
“ J’avais raison. Regardez. Mon retour était le seul qui pouvait battre le contrat. ”
Le secrétaire sourit.
“Laissez-moi vous expliquer ma façon de jouer ” continua l e conférencier . “ J ’ a i lu l ’entame comme une quatrième meilleure . Dans ce cas, le 7 de Sud devait être un singleton. A cause de son intervention, je lui attribuais cinq Cœurs de l’As, donc il n’y avait aucune levée en atout pour notre camp. Son enchère indiquait au moins quatre cartes à Trèfle , probablement commandées par le Valet. Si c’était le cas, il pouvait, à l’aide de la Dame du mort, affranchir deux Trèfles sur lesquels défausser deux Piques du mort. De cette manière, il réalisait son contrat ne perdant que deux Trèfles et l’As de Carreau. Le seul espoir, me sembla-t-il, était que la défense réalise un pli en Pique. Mais pour cela il fallait attaquer les Piques sans tarder. Laisser Sud couper un Carreau , lui permettait d’enlever tous les atouts et de jouer Trèfle et cela nous aurait fait perdre un temps pour attaquer les Piques. Le 6 était la bonne carte à jouer car il était vital de savoir si Ouest détenait le Valet. S’il ne l’avait pas, je pouvais encore jouer Carreau lorsque j’aurais repris la main en Trèfle. Ne croyez-vous pas que j’avais raison ? ”
Il regarda le secrétaire. Celui-ci était rouge une fois de plus jusqu’aux oreilles. Il leva la main.
“ Excusez-moi ” dit-il “ Revenez avec moi à la table de jeu et laissez-moi mettre les choses au point devant les autres. Vous êtes le plus étonnant débutant qu’il m’ait jamais été donné de rencontrer et le club va être fier de vous compter parmi ses membres. ”
Le conférencier prit la main tendue mais la secoua en signe d’adieu.
“ Non ” dit-il “ je vous remercie pour votre courtoisie et votre générosité, mais de toute façon je ne trouve pas le bridge agréable. Je crains que ce jeu ne soit trop évident et facile pour me plaire. De plus, je n’ai jamais aimé les jeux. Toutefois, si je change d’avis, je reviendrai dans votre club. ”
Il s’inclina devant le secrétaire déconcerté et s’en alla. Je ne l’ai plus jamais revu depuis.
La plupart de mes jeunes amis s’amusait de l’histoire du 6 de Pique, mais quelques-uns d’entre eux ne se joignirent pas aux rieurs. Le point de vue de la minorité fut donné par
le Roi de Carreau.
“ L’impudence de ce type ! ” fulmina-t-il avec dédain. “ Ainsi sa logique induisait la simplicité dans l’infinie variété du jeu et son Eminence s t a t i s t i q u e a f f i rma i t s a s u p é r i o r i t é s u r l a myriade de joueurs qu’il n’avait jamais rencontrés, tout cela au regard d’une simple donne. Il aurait failli s’ennuyer, en vérité, s’il s’était adonné à ce jeu puéril. Pour reprendre les mots d’un grand monarque du monde des hommes : “ Nous ne Nous sommes pas amusés ! ”
“ Je suis d’accord ” déclara la Dame de Cœur, “ je pense que c’est dommage que le premier contrat qu’il ait eu à combattre n’ait pas été un contrat qui nécessitait un ‘coup de Vienne’ ou un autre jeu tout aussi compliqué. Il aurait chanté une autre chanson. Mais alors, je suppose que le 6 de Pique n’aurait pas eu d’histoire à raconter. Je me demande si Monsieur Brillant Débutant aurait trouvé la bonne défense dans la donne dont je me souviens. Il y avait une seule bonne carte à jouer pour réduire le déclarant à l’impuissance par... ”